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Du gouvernement des ingénieurs au gouvernement des imposteurs ?

Au lendemain des élections de juin 2024, une phrase du président du MR, Georges-Louis Bouchez, avait particulièrement marqué les esprits : « On va gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes ». Avec le recul, il semblerait que la politique menée par le gouvernement depuis lors est davantage porteuse d’idéologie que d’efficacité.

Par Sébastien Brulez (Chargé de communication et rédacteur politique en éducation permanente)

Dans un premier temps cette phrase (1) nous apparut comme problématique, non seulement parce qu’elle laissait entrevoir les attaques futures contre le secteur socio-culturel, mais aussi parce qu’elle induit indirectement que la société pourrait être gérée uniquement sur base de paramètres techniques (dans ce cas précis les paramètres de l’économie néolibérale) et non sur base de délibérations démocratiques. Il n’y aurait, par conséquent, aucune place pour l’humain, le subjectif, le non rentable. Bref, nous serions condamné·es à vivre dans une société plongée, comme l’écrivait Marx, « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

Notons au passage que des ingénieurs ont répondu par une carte blanche publiée dans La Libre, en dénonçant justement cette vision de société : « Comme si on pouvait « gérer la société » comme on « gère » la conception d’un avion ou d’un pont. Comme si on pouvait gérer le pays uniquement avec des indicateurs économiques obsolètes comme le PIB ou dans le même mirage techno-solutionniste que celui qui nous ferait « régler » le climat. » (2)

Avec le recul de l’année écoulée depuis les élections de juin 2024, il s’avère aujourd’hui qu’en plus d’être problématique, cette promesse était fausse. Les déclarations de ces derniers mois et les mesures annoncées par les différents gouvernements nous laissent penser que le pays n’est pas gouverné par des ingénieurs, mais par des idéologues. Ce qui est en train de se mettre en place n’est pas un « retour à l’équilibre budgétaire » par une série de réformes « nécessaires », mais une véritable guerre culturelle assumée qui vise à transformer la société en profondeur.

Guerre culturelle sur tous les fronts

Dans une longue interview accordée à la revue Wilfried, le président du MR détaille son projet : « Pourquoi suis-je resté ici, à la présidence du MR, plutôt que de devenir ministre ? C’est aussi pour mener cette guerre culturelle. » (3) Dans un langage cru, GLB décoche les uppercuts contre la RTBF, la culture, les programmes « woke », la coopération au développement (« ça ne sert à rien, c’est un milliard d’euros d’argent gaspillé ») ; il revient également sur ce qu’il qualifie de victoire idéologique (« Ceci est très important, car on touche aux ressorts du basculement qui s’est opéré en juin dernier. Magnette, je l’ai battu idéologiquement, en tout cas sur une élection. »)

L’idée n’est pas ici de personnaliser à outrance notre analyse, mais les déclarations du montois ont l’avantage d’être limpides et de donner une vision claire du projet qui est en marche. Dans cette guerre culturelle, le MR dispose aussi de son outil d’éducation permanente : le centre Jean Gol. Et celui-ci ne s’embarrasse pas de considérations d’ingénieurs, comme le souligne le politologue Pascal Delwit (ULB) dans une interview au Soir : « Ce discours [celui du centre Jean Gol] est objectivement similaire à celui de la droite radicale européenne », estime-t-il. « C’est du reste une perspective peu scientifique. La manière d’aborder ces thèmes ne passe pas la rampe dans les revues scientifiques. Mais peu importe. » (4)

Cette « guerre culturelle » n’est que l’aspect idéologique d’une attaque de grande ampleur contre le système social hérité de l’après-guerre et d’une volonté de transformation radicale des rapports de force qui régissaient jusqu’ici la société belge. Le patronat ne s’y trompe d’ailleurs pas et se sent pousser des ailes. Frank Beckx, le patron du Voka (l’organisation patronale flamande), renchérissait durant l’été : « Les réformes du gouvernement fédéral, c’est le minimum ». (5)

Une politique de classe et de casse

Il est impossible ici de détailler l’ensemble des mesures prises ou à venir. Prenons cependant l’une des plus commentée et des plus symboliques : la limitation des allocations de chômage à maximum deux ans. D’après les chiffres rendus publics par le ministre de l’Emploi David Clarinval, 184.463 personnes seront concernées par les différentes phases de la réforme. En d’autres termes, 184.463 personnes perdront, à terme, leur droit aux allocations de chômage.

Or, que disent les chiffres ? Selon l’Onem (6), en juillet 2025 il y avait en Belgique 278 237 chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emplois. Pour combien d’emplois vacants ? 163 562 dans l’ensemble du pays, d’après les chiffres de l’office belge de statistique (Statbel) au second trimestre 2025 (7). Soit moins que le nombre d’exclu·es du chômage ! Soit un déficit de près de 115 000 postes par rapport au nombre total de bénéficiaires d’allocations de chômage actuels ! Quant à la promesse du gouvernement fédéral d’atteindre un taux d’emploi de 80% en 2029, le Bureau du Plan estime qu’elle ne sera pas tenue. (8)

Si on creuse encore un peu les chiffres, on observe que le nombre d’emploi vacants est plus important en Flandre, alors que le nombre de demandeur·euses d’emploi est plus important en Wallonie. « Avec 65,21% de l’ensemble des emplois vacants en Belgique, la Région flamande reste la région du pays présentant le plus grand nombre d’emplois vacants. Elle est suivie par la Région wallonne avec 22,08% et la Région de Bruxelles-Capitale avec 12,71%. », souligne Statbel. Or, les personnes touchées par la réforme vivent majoritairement en Wallonie : « Parmi les 184.463 personnes concernées par la réforme, 46,3% habitent en Wallonie, hors communauté germanophone (85.350), 31,1% en Flandre (57.400), 22,1% à Bruxelles (40.775) et 0,5% de la Communauté germanophone (937). Près de la moitié d’entre elles sont considérées comme « peu scolarisées » (87.820, 47,6%) », indique la VRT. (9)

Cette « guerre culturelle » n’est que l’aspect idéologique d’une attaque de grande ampleur contre le système social hérité de l’après-guerre et d’une volonté de transformation radicale des rapports de force.

Cette mesure semble donc aller davantage dans le sens de la guerre idéologique mentionnée plus haut (« Les gens me disent qu’ils en ont marre de payer pour ceux qui ne font rien », commentait cet été David Clarinval, ministre de l’Emploi, au journal L’Écho)(10), plutôt que dans le sens d’une réelle volonté d’offrir un emploi stable et digne aux personnes actuellement au chômage. Par ailleurs, les chiffres compilés par le CEPAG (11) montrent que sur la dernière décennie, les limitations du droit aux allocations de chômage et à ce que l’on appelait jadis les « prépensions », menées par les différents gouvernements, se sont traduites notamment en une augmentation du nombre de bénéficiaires des CPAS (+60%) ainsi que du nombre de personnes en incapacité de travail de longue durée (+83% !)

Quel sera l’effet d’une telle mesure dans les mois et années à venir ? Une précarisation accrue des personnes concernées, qui n’auront d’autre choix que d’accepter n’importe quel boulot, même précaire, pour pouvoir subvenir à leurs besoins.

Autre mesure emblématique approuvée lors de l’accord d’été de l’Arizona : la suppression de l’interdiction du travail de nuit, et la limitation de la définition légale de celui-ci. Jusqu’ici étaient considérées comme un travail de nuit les heures prestées entre 20h et 6h (pendant au moins 3h), dorénavant seules les heures entre minuit et 5h seront considérées comme travail de nuit. Autrement dit, la nuit est trop longue pour les profits capitalistes, raccourcissons-là !

Ces mesures et bien d’autres (généralisation des flexi-jobs, remise au travail des malades de longue durée, augmentation du travail étudiant exempté de cotisations sociales, augmentation des heures supplémentaires possibles sans sursalaire…) convergent vers une précarisation accrue et une augmentation de la conflictualité sociale. Et sur ce dernier point, le gouvernement se prépare à une riposte répressive : « Le gouvernement Arizona évoque à nouveau l’interdiction judiciaire de manifester dans l’accord de gouvernement », s’inquiète Amnesty International (12).

Cet été, le gouvernement a approuvé un avant-projet de loi du ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin (MR), visant à interdire l’activité d’organisations dites « radicales et extrémistes » en Belgique. (13) Plus récemment, suite aux mobilisations à Liège contre sa venue à l’occasion des 20 ans du Centre Jean Gol, le président du MR s’est illustré par une nouvelle menace d’interdiction : « Nous allons travailler au niveau du gouvernement et du Parlement pour dissoudre la structure antifa. Cette structure est elle-même une structure aux procédés fascistes. Elle est aujourd’hui et sans aucun doute, le plus grand danger pour notre démocratie compte tenu de son comportement récurrent et de son usage systématique à la violence pour faire entendre ses arguments ».

Accuser les antifascistes d’être les vrais fascistes : « les perversions sémantiques de l’extrême droite se banalisent », comme l’analysait déjà Médiapart en 2021 (14). Pas de poésie donc, mais une belle prose autour des grands principes de la démocratie, et une seule ingénierie : celle de la casse sociale et de la répression. 

Notes

  1. Georges-Louis Bouchez (MR) à La Libre : « On va gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes », entretien avec Frédéric Chardon, 15/06/2024, lalibre.be
  2. « Des ingénieurs répondent à Georges-Louis Bouchez », carte blanche de Pedro Correa, Jérôme Meessen, Antonin Descampe, François-Olivier Devaux, Julien Pestiaux et Gauthier Polet, 19/06/2024, lalibre.be
  3. « Dans ma vision, la RTBF pourrait être privatisée ou supprimée », entretient avec François Brabant, Wilfried n°30, printemps 2025.
  4. « Wokisme, migration, traditions : comment le centre Jean Gol s’est mué en outil de la guerre culturelle du MR », Bernard Demonty, 31/12/24, lesoir.be
  5. « Frank Beckx, nouveau patron des patrons flamands (Voka) : « Les réformes du gouvernement fédéral, c’est le minimum » », 29/08/2025, RTBF.be
  6. Statistiques interactives de l’Office national de l’Emploi, onem.be
  7. « Baisse du nombre d’emplois salariés vacants », 11/09/2025, statbel.fgov.be
  8. « Un taux d’emploi proche de 80 % ? L’Arizona ne tiendra pas sa promesse », Dominique Berns, 11/06/2025, lesoir.be
  9. « La limitation des allocations de chômage à 2 ans adoptée en commission de la Chambre », 09/06/2025, vrt.be
  10. « David Clarinval, ministre de l’Emploi: « Les gens me disent qu’ils en ont marre de payer pour ceux qui ne font rien » », 26/07/2025, lecho.be
  11. « Défendre le chômage, c’est défendre l’emploi », CEPAG, 2024, brochure disponible sur cepag.be
  12. « Le droit de protester à nouveau menacé en Belgique », coalition Droit de protester, 20/06/2025, Amnesty.be
  13. « Interdire les organisations radicales et terroristes en Belgique : un avant-projet de loi vise notamment l’organisation pro palestinienne Samidoun », 25/07/2025, RTBF.be
  14. « Des « antifas » traités de fascistes : les perversions sémantiques de l’extrême droite se banalisent », 10/12/2021, mediapart.fr

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