En février dernier, lors d’un café citoyen de Culture & Développement la Vallée à Châtelineau, nous avons abordé une thématique bien d’actualité : la post-vérité. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous avons commencé par nous demander ensemble ce qu’était la vérité. Question philosophique s’il en est !
Par Pascale Smeesters (Animatrice à la Vallée, Culture & Développement Châtelineau)
Qu’est-ce que la vérité ? Peut-on y accéder ? Parmi les participant·es, il y avait un consensus sur la classique « vérité-correspondance », selon laquelle la vérité est la correspondance entre une affirmation et la réalité. Cette définition suppose une position réaliste : il existe une réalité extérieure indépendante de notre esprit. Ceci s’oppose à l’idéalisme, qui affirme qu’il n’y a pas de réalité extérieure indépendante de notre esprit. Nous vivrions alors dans un monde d’idées… Bon, ça personne ne l’a soutenu, heureusement !
Il existe également une autre définition de la vérité : la « vérité-cohérence ». Une proposition serait alors vraie dans un système donné si elle découle logiquement des principes de ce système. On retrouve cela par exemple dans les mathématiques.
Mais revenons à la vérité-correspondance, qui est l’acception la plus admise de la vérité. Se pose alors cette question épineuse et épistémologique : pouvons-nous avoir accès à cette réalité extérieure et donc à la vérité ?
Et c’est là que les Romains s’empoignent ! Selon les partisan·es d’une position sceptique, nous ne pouvons pas avoir un accès total, fiable et transparent à la réalité. « Notre connaissance est finie », dira une participante. « On peut néanmoins tenter d’approcher la vérité », rétorque un autre participant. On pense notamment à la question de la science : qu’est-ce qu’une vérité scientifique ? Ce ne seraient que des modélisations de la réalité toujours approximatives ? Un simple consensus ?
Certain·es défendaient alors le constructivisme : notre connaissance de la réalité serait une simple construction de notre esprit, culturellement ancrée. « C’est le groupe dominant qui impose sa vérité, son opinion, aux autres. » Certains disaient alors que « la vérité n’existe pas ». Quid alors de la science ? Pour les constructivistes, la vérité scientifique est une vérité… mais seulement pour les communautés basées sur la science. La science est alors souvent critiquée comme outil d’un colonialisme occidental dans le domaine du savoir. Mais comment expliquer alors que des théories scientifiques sachent prédire des événements futurs dans la réalité ?
Certain·es choisissaient le relativisme : à chacun sa vérité, « chacun son point de vue », toute vérité est relative. Mais comment vivre ensemble dans ce cas ? Face à tant de visions différentes de la vérité et de notre accès à celle-ci, comment s’y retrouver ? Comment faire société ?
Et la post-vérité, alors, ce serait quoi ?
L’expression « post-vérité » est en réalité récente (1992) et nous vient des États-Unis, sous la plume de Steve Tesich. Le concept est ensuite repris par de nombreux auteurs pour commenter l’univers politico-médiatique contemporain. Mais ce serait quoi, la post-vérité ?
Pour y répondre, nous avons écouté une intervention de Clément Viktorovitch, docteur en sciences politiques et enseignant la rhétorique, dans l’émission Entre les lignes de France Info. D’après lui : « Le problème, c’est que plus personne ne croit en rien, ou plutôt, que chacun croit en ce qu’il veut. Et ce qui disparaît alors, c’est notre capacité à débattre sur des fondements communs, c’est-à-dire le cœur même de notre démocratie. »
Si on reprend ce qu’on a dit avant, le problème serait donc le relativisme ! Mais nous serions, selon Viktorovitch et d’autres théoriciens, rentrés dans l’ère de la post-vérité, une ère d’indifférence à la vérité : « Peu importe que ce soit vrai ou faux, tout ce qui compte est que ce soit efficace, et que suffisamment de personnes aient envie d’y croire. »
Déjà en 1986, le philosophe américain Harry Frankfurt faisait, dans De l’art de dire des conneries (sic! En anglais : On bullshit, encore mieux), la différence entre un menteur et un baratineur : tandis qu’un menteur s’intéressera à la vérité pour mieux la cacher à ses interlocuteurs, un baratineur n’en aura cure, n’étant intéressé que par ses objectifs propres. Il conclut alors : « Les conneries sont un ennemi plus grand de la vérité que les mensonges ».
Selon le dictionnaire d’Oxford (2016), l’ère de la post-vérité serait alors : « Les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. »
On pense évidemment immédiatement à Donald Trump, qui conteste sans cesse les faits pour y opposer sa « vérité alternative », comme s’il vivait dans un monde parallèle allant magiquement dans le sens de ses intérêts (et de celui de ses électeur·ices…), dans lequel il convie ses supporters comme un animateur de télé-réalité clownesque. Un monde magique où le réchauffement climatique n’existerait pas par exemple…
Mais vérité et politique ne font pas toujours bon ménage, l’histoire nous le montre. En quoi ce phénomène serait-il particulièrement récent, puisque l’expression suggère que nous serions rentrés dans une nouvelle ère ? Selon la plupart des analyses, ce serait l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux qui aurait facilité et amplifié ce phénomène : avant l’information était donnée seulement par les journalistes, maintenant n’importe qui peut publier et partager des infos (y compris erronées…) à une vitesse dépassant l’entendement. La méfiance grandissante envers les médias traditionnels, jugés complices du pouvoir, participe au phénomène. Par ailleurs, le mécanisme des « bulles » créé par les algorithmes des réseaux sociaux, fait que l’internaute sera souvent enfermé·e effectivement dans un monde alternatif où tout le monde est d’accord avec lui ou elle et va dans son sens. Il est dès lors très facile de perdre pied avec la réalité. L’intelligence artificielle le facilite également, en permettant de créer des images (photos, vidéos) fausses d’un réalisme bluffant.
« Le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel – et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux de cette fin – se trouve détruit. »
Hannah Arendt, « Vérité et politique » dans La crise de la culture.
Par exemple, Elon Musk a posté durant les dernières élections américaines une image de Kamala Harris en uniforme communiste générée par son intelligence artificielle Grok sur son réseau social X, dans l’objectif évident de la discréditer. C’est faux ? Ce n’est pas grave ! Tant que c’est efficace et que les gens ont envie d’y croire… Son objectif, selon les analyses de l’émission « Le dessous des images »d’Arte, serait ainsi de saturer Internet avec des images qui n’ont plus de prise avec le réel, afin d’influencer l’opinion publique. Et au vu des derniers résultats électoraux, cela fonctionne à merveille !
Alors que faire ? Les participant·es de notre café citoyen se demandent : quelle confiance accorder aux informations diffusées sur Internet, aux médias, aux politicien·nes, à la science ? Comment s’y retrouver dans ce labyrinthe de vrai et de faux ? Comment lutter contre la désinformation sur le net ?
Lutter contre la désinformation
Afin de nous aider, voici quelques pistes individuelles suggérées par François Debras, docteur en sciences politiques et sociales, dans son émission PopEx :
- Vérifier la source de l’information, à savoir : le site, l’auteur et son degré d’expertise sur le thème en question, la date de l’information
- Vérifier s’il y a un peer review (c’est-à-dire une revue par les pairs, une relecture par d’autres expert·es du domaine)
- Se questionner sur le but, l’objectif de l’auteur
- Analyser l’image le cas échéant et sa crédibilité (par exemple, pour le moment l’intelligence artificielle n’est pas très bonne pour faire des mains, et parfois on voit des incohérences dans les détails, mais elle s’améliore sans cesse…)
- Lire tout l’article, et pas seulement le titre
- Regarder les références
- Recouper les sources
- Signaler les fake news
Lutter contre la désinformation, c’est adopter une posture critique, cultiver le questionnement, le doute actif. Des valeurs chères à l’éducation permanente !
Mais un participant nous le rappelle : attention à ne pas tomber dans le complotisme, qui joue sur cette volonté d’être critique. Les complotistes auront ainsi tendance à remettre en question tout ce qui est écrit dans les médias ou affirmé par la science, en supputant des objectifs sombres et cachés aux auteurs, souvent impossibles à démentir. Les complotistes auront alors l’impression d’être « plus intelligents que la masse » qui « suit bêtement le troupeau sans réfléchir ». Alors qu’en réalité, souvent ces théories du complot sont créées et diffusées afin précisément de manipuler l’audience pour la pousser à agir en leur faveur (élections, consommation, etc.) L’esprit critique doit également s’attaquer aux théories du complot !
Reconnaître notre faillibilité
Il nous faut cependant reconnaître que oui, comme le montre la position sceptique dont nous avons parlé au début de cet article, il nous est difficile d’accéder à la réalité « pure ». Ultimement, nous choisissons toujours de faire confiance à quelqu’un ou quelque chose. Il y a alors deux alternatives : soit faire confiance en son expérience personnelle, quoi que d’autres en disent (ce qui revient à se replier sur son opinion…), soit faire confiance en une autorité extérieure (des « experts », un « consensus scientifique », un « consensus journalistique », etc.) Et malgré toutes nos précautions pour rechercher la vérité, rien que la vérité, nous pouvons nous tromper. Avoir l’humilité de le reconnaître, de constater la faillibilité de notre connaissance, c’est peut-être finalement ce qui nous permettra de réinstaurer un vrai débat public, où l’on est prêts à écouter l’autre et à faire évoluer notre opinion tout en restant critiques, dira un participant. Si cette posture pouvait permettre de réinstaurer un dialogue sain et constructif entre des groupes que tout oppose, étant donné l’extrême polarisation de la société aujourd’hui, ce serait merveilleux… Car le plus grand danger ne serait-il pas qu’on cesse de se parler, de se fréquenter, annihilant ainsi toute forme d’empathie avec le dénommé « autre » ?
Recréer un lieu de vrai débat public, c’est là l’objectif de nos cafés citoyens à la Vallée. Toi qui lis cet article, sois le ou la bienvenu·e !